1h22 avec Joachim Lafosse

Writer // Boris Rodesch 

Photography // Sébastien Van de Walle

Réalisateur, scénariste, dialoguiste et producteur, Joachim Lafosse était pour la première fois sélectionné pour la compétition officielle de la 74e édition du Festival de Cannes, avec son nouveau film, Les Intranquilles. Boris Rodesch a pris le Thalys avec Joachim Lafosse, quinze jours avant la cérémonie d’ouverture.

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Tu viens souvent à Paris ?

En période d’écriture, je peux ne pas venir pendant des mois, et puis, je dois y aller 3-4 fois par semaine pendant six mois. Pour Les Intranquilles, le tournage a eu lieu au Luxembourg et j’ai monté le film à Bruxelles. Je suis juste venu à Paris pour une partie de la post-production, pour voir les distributeurs et commencer la promotion.

Gamin, Paris, ça évoquait quoi pour toi ?

J’ai grandi à la campagne près d’Ottignies. Paris ? C’était le grand voyage. Étrangement, mes parents ne m’ont jamais emmené visiter Paris. Mais très vite après avoir terminé mes études à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD), c’est devenu mon lieu de travail. 

Si tu devais décrire ton enfance ?

Heureuse à l’école et dans la nature, plus compliquée à la maison avec des parents qui faisaient ce qu’ils pouvaient dans des situations complexes. Cette histoire familiale compliquée a engendré un décrochage scolaire absolu, puisque j’ai arrêté l’école à 17 ans après avoir redoublé trois fois ma quatrième humanité. Je suis alors devenu professeur de tennis, ce qui était une bonne chose vu ma situation. Avant ça, je jouais beaucoup de tournois, jusqu’au jour où j’ai affronté Christophe Rochus et j’ai réalisé que je n’avais pas le niveau pour aller au bout de mes rêves. J’ai encore donné des cours durant mes deux premières années à l’IAD.

Étais-tu déjà un amateur de cinéma ?

Je ne viens pas d’une famille de cultureux. Mais systématiquement, quand il y avait des tensions à la maison, l’un de nos parents nous emmenait, mon frère jumeau et moi, voir un film au cinéma. Ce sont des souvenirs qui me ramènent à mes premières passions de spectateur.

Quels sont justement tes premiers souvenirs de cinéma ?

Je pense à E.T et des films de ma génération. Les Goonies, Les Aventuriers de l’arche perdue, beaucoup de films ou de productions de Steven Spielberg. Mais aussi des films que j’ai vus trop jeune, comme Kung-fu Master d’Agnès Varda. Par la suite, je me suis construit une culture cinéma plus précise grâce au vidéoclub de mon village. Tous les week-ends, je louais 5-6 films en VHS, et là, j’ai commencé à comprendre.

La première fois où tu te dis, un jour je deviendrai cinéaste ?

Enfant et adolescent, je voulais être Josy Dubié, un journaliste qui faisait du documentaire. Il a fait de grands reportages sur l’Éthiopie, ça me fascinait. J’avais déjà envie de faire de la réalisation, pas du cinéma, mais du documentaire. Longtemps, j’étais plutôt théâtreux, j’allais tout voir au théâtre. J’ai finalement présenté mon examen d’entrée à l’IAD, j’ai été reçu, et après six mois, je me suis vraiment dit, le cinéma, c’est pour moi. Probablement parce que j’ai été très bien accueilli et porté par des professeurs qui m’ont fait sentir que j’avais le droit d’y croire.


Le théâtre, qui a longtemps occupé une place prépondérante dans ta vie, tu as même écrit une pièce… 

Ce que j’adorais au théâtre, c’était les répétitions, ce moment où les acteurs cherchent. Mais lorsque la pièce était calée, et que les représentations étaient fixées, ça m’ennuyait. Je n’aimais pas non plus le rapport de force entre les acteurs et le metteur en scène. Contrairement au cinéma où c’est un vrai travail d’équipe, où un technicien est aussi important qu’un acteur, où toute l’équipe doit fonctionner ensemble. Personnellement, ça m’a remis l’égo en place, car tu réalises vite que si tu parles mal à un machino, ou que tu ne l’encourages pas, le film n’avance pas. 


Parmi tes autres passions, il y a le sport… Qu’en est-il du sport au cinéma ?

J’adore le sport, mais essayer de le filmer, jamais ! Il n’y a pas plus belle dramaturgie que le direct sportif.


Avec Les Intranquilles, tu iras au Festival de Cannes pour la quatrième fois, mais pour la première fois en compétition officielle !

C’est le rêve de tout cinéaste d’aller à Cannes en compétition. Thierry Frémaux et son comité ont vu plus de 2000 films cette année ! Se retrouver parmi les 24 films sélectionnés, sachant que la concurrence n’avait jamais été si forte suite à l’annulation du festival en 2020… Être en compétition avec Nanni Moretti, l’un de mes auteurs préférés, ou encore avec Mia Hansen-Love, une réalisatrice de ma génération dont j’ai suivi tout le parcours. Avoir aussi la chance de montrer son film pour une première projection publique dans la plus belle salle du monde ! J’ai juste envie de profiter. Avec ou sans récompense, je suis déjà le plus heureux des hommes, sinon, ce serait névrotique. Les prix à Cannes sont très relatifs, être en course pour la Palme d’or, ça en dit déjà assez sur la qualité du film. Ce qui distingue aussi la sélection pour la Palme d’or des autres sélections à Cannes, ce sont les sollicitations. Tout d’un coup, c’est la critique du monde entier qui désire voir ton film !


Être sélectionné à Cannes à un moment de ta carrière où tu dis vouloir faire des films élitistes, mais populaires… C’est un peu paradoxal ?

Le Festival de Cannes a fait découvrir beaucoup de films au plus grand nombre. Hors Normes, c’est typiquement un film exigeant qui ne capitule pas sur la qualité, mais qui cherche à amener vers lui un public qui n’aurait pas forcément été voir ce type de films. Et Cannes parvient à faire ça. Le Goût de la cerise, La leçon de Piano, La Chambre du fils, ces Palmes d’or grandioses qui ont fait des millions d’entrées ont dépassé le cercle des films d’auteur grâce au festival.


Quel est le pitch de ton dernier film, Les Intranquilles ?

Comment on fait quand dans un couple, il y en a un qui flanche ? Est-ce que celui qui flanche fuit ? Jusqu’où celui qui ne flanche pas peut soutenir celui qui flanche ? Comment est-ce qu’un couple peut tenir le coup quand l’un des deux sait qu’il ne va pas pouvoir promettre ce que l’autre attend ? Je crois que c’est là que la question d’une histoire d’amour commence, car j’ai l’impression qu’on ne peut jamais être celui que l’autre attend, ou donner ce qu’on souhaiterait. C’est lorsque l’on comprend ça qu’il y a une réelle rencontre, c’est-à-dire qu’on sort de la passion et de tout ce qu’il y a de fusionnel. J’espère avoir réalisé un film sur cette thématique. La faille, la difficulté d’un des deux personnages, c’est la bipolarité, mais ça aurait pu être l’alcoolisme ou le cancer, c’est juste un symptôme en fait.

Le couple est un thème central dans tes films, cela te surprend ?

Pas vraiment, en tant que jumeau, ma vie a toujours été une histoire de couple. À 46 ans, je démêle encore, il faut du temps pour répondre à la question de la fusion et de la violence qu’elle engendre. L’altérité de la rencontre, quand on est jumeau, tout ça est extrême et ça me fascine. Avant le couple, ce que j’essaie de filmer, ce sont les liens et leurs conséquences.

Lorsque ton film est dans la boîte, es-tu plutôt du genre à vouloir accompagner sa naissance, ou au contraire, tu le ranges derrière toi pour déjà penser au suivant ?

C’est une excellente question car j’ai terminé le montage il y a deux mois, mais j’ai éprouvé tellement de plaisir sur ce film, je n’avais jamais vécu ça. Les acteurs, les techniciens, j’étais en fusion avec toute l’équipe et j’avoue avoir un peu de mal à m’en défaire. Cannes arrive au bon moment, le film ne sera bientôt plus à moi, et ce sera la plus belle façon de le lâcher.

Auteur, scénariste, réalisateur, quelle étape préfères-tu dans la réalisation d’un film ?

Toutes les étapes dans la fabrication d’un film sont magnifiques. Elles sont distinctes, mais s’enrichissent l’une l’autre. Ce que j’aime de plus en plus, c’est la coécriture d’un scénario. J’ai toujours coécrit mes films, et je le fais avec des équipes de plus en plus nombreuses. Pour Les Intranquilles, nous étions six. Une première étape avec Juliette Goudot, une deuxième avec Anne-Lise Morin, une troisième avec François Morin, une quatrième avec Chloé Léonile, une cinquième avec Lou Du Pontavice, avant de conclure avec Pablo Guarise, qui, lui, m’accompagne sur le plateau, où nous continuons à écrire et réécrire jusqu’à la fin du tournage.

En amont du tournage, y a-t-il une routine qui s’installe dans l’écriture ?

Pendant les deux années d’écriture que nécessite un scénario, je travaille de 9 à 16 heures. C’est très concret, je laisse mon fils aller à l’école, je prépare un café pour mon coscénariste et on s’y met. Six heures d’écriture intense par jour, c’est énorme. Cela peut durer six mois sans s’arrêter, puis on marque une pause d’un mois, et on recommence. Vient ensuite le tournage, où ce qui est très agréable, c’est qu’il y a toute une équipe qui prend votre film en main. Pour moi, le vrai boulot d’un cinéaste, c’est justement de stimuler tous les chefs de poste pour qu’ils puissent amener la meilleure contribution possible. Et souvent, les grands techniciens ont plus d’expérience que le cinéaste, ils bossent sur 3-4 films par an, là où moi, je n’en suis qu’à mon neuvième film en plus de quinze ans. Il faut pouvoir les écouter. J’aime ce moment où je peux donner le scénario à mon chef-op ou à ma costumière pour leur demander un avis. Je reçois souvent des propositions pertinentes que je n’avais pas imaginées. J’ai aussi pris l’habitude de répéter tout le film avec les acteurs dans le décor, 3-4 semaines avant le début du tournage. C’est un moment fou, où l’on essaie d’explorer chaque séquence en allant plus loin que l’écriture. Et comme les grands acteurs sont généralement de grands scénaristes, ils parviennent souvent à pousser les scènes plus loin.

Quels sont tes maîtres mots dans la direction des acteurs ?

Le plus important, c’est qu’il y ait une rencontre. J’aime définir un cadre de travail, je commence toujours en disant aux acteurs que nous travaillerons tous les jours de telle heure à telle heure. Cela permet d’éviter les débordements sur la vie privée, que je trouve dangereux. Pour diriger des acteurs et réaliser un film, il faut surtout une grande éthique. On ne peut pas faire un film sur l’abus d’un adolescent, et en même temps aller trop loin avec un jeune acteur qui joue le rôle d’un ado sous emprise, c’est impossible.

Y a-t-il un acteur avec lequel tu aimerais tourner ou retourner ?

Parmi tous les acteurs avec lesquels j’ai tourné, celui que j’ai trouvé le plus talentueux, c’est Niels Arestrup. Tout ce qu’il propose est juste, j’ai appris énormément avec lui. J’avais parfois l’impression de me faire voler mon film, tant il était ferme, mais j’ai compris que c’était nécessaire. Plus récemment, Leïla Bekhti et Damien Bonnard sont les deux acteurs avec lesquels j’ai vécu le plus grand plaisir de directeur d‘acteur. C’était des alliés prêts à faire cinquante prises sans discuter. Aussi, la façon dont ils ont pris en main le petit garçon… C’est très compliqué de diriger un enfant, ils s’en sont chargés, et j’ai pu leur déléguer ce rôle, ce qui était très bien car on sent dans le film une vraie complicité entre eux. 

Si tu devais définir ton cinéma ?

J’essaie surtout de faire un cinéma des personnages et des acteurs, de ne jamais être au-dessus ou en-dessous des personnages que je raconte. Je place la caméra à hauteur de regard. Et j’essaie de ne pas céder à l’idée de toujours amener la complexité vers le plus grand nombre.

Que ton cinéma soit considéré comme un cinéma d’auteur intellectuel, c’est quelque chose que tu acceptes volontiers ?

Ce n’est pas un cinéma intellectuel. Prenez À perdre la raison, lorsque les spectateurs sortent de la salle, ils sont bouleversés par l’histoire, il ne s’agit donc pas d’un rapport intellectuel au film. Idem pour L’économie du couple, les gens qui ont vu le film me racontent le parallèle qu’ils font avec leur séparation, ce n’est pas non plus intellectuel comme point de vue. Alors c’est vrai que c’est une image qui colle à mes films, mais je préfère ne pas me définir. Ce qui fait le cinéma, ce sont les sensations, les émotions, le rythme, l’inconscient, rien de tout ça n’est intellectuel. Les cinéastes sont des artistes et non des penseurs, j’essaie juste de faire sentir des choses. 

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Tu évoques ton film À perdre la raison (librement inspiré de l’affaire Geneviève Lhermitte), le fait de t’être approprié un tel drame ne t’a-t-il pas causé un problème de conscience ?

Dès que l’on réalise un film, que ce soit sur base d’un fait divers ou non, on raconte une histoire à un public et il y a toujours des questions éthiques et morales qui se posent. Par contre, je ne supporte pas que le cinéma soit moraliste. Je ne suis pas prosélyte et je n’ai rien à imposer aux gens. Ce n’est jamais que mon point de vue sur une histoire dont je m’inspire. Ce qui serait pervers, ce serait de dire que c’est la vérité. Dans ce cas, je serais un malade mental. Il faut bien avoir en tête qu’une fiction n’est jamais la vérité, et aussi, savoir assumer sa subjectivité. Il faut distinguer le travail de l’artiste et du cinéaste de l’objectivité journalistique. Je ne crois pas tellement à la neutralité, elle n’existe pas, il vaudrait mieux s’en rendre compte.

Que je m’inspire de faits divers, de l’actualité ou de ma propre vie intime, ça nécessite toujours la même éthique. Par exemple, l’éthique du hors champ. On sait très bien que l’on peut faire jouir le spectateur avec la violence. Il y a des tas de films qu’on va voir parce qu’on a soif de sang et je n’aime pas ça, mais traitant parfois du lien pervers de la violence, je trouve le hors champ beaucoup plus intéressant. Cela permet de faire réfléchir. C’est la dernière scène de À perdre la raison. Quand tu assistes à un accident de voiture, c’est physique, mécaniquement ton cerveau s’arrête de penser, c’est un mécanisme de défense basique, et je pense qu’avec les images violentes au cinéma, c’est la même chose. Si tu montres une image trop violente à quelqu’un, il ne peut plus réfléchir, ni avoir de recul par rapport au récit, et ça je ne veux pas.

Tu ne serais jamais devenu réalisateur si… ?

Si je n’avais pas fait une psychanalyse pendant neuf ans. Aussi, si mon père n’avait pas été photographe et si ma mère n’avait pas été une romancière qui s’ignore.

Ce que tu dois au cinéma ?

L’altérité, la possibilité de découvrir que les choses peuvent se construire collectivement. Le cinéma m’a appris à être moins défensif. Dans mon enfance, j’ai dû, d’une certaine manière, survivre et me défendre, et ça n’aide pas. Enfin oui, ça m’a permis de m’en sortir, mais après, ça m’a joué des tours dans les rencontres. Et comme on ne fait pas un film seul, tous les techniciens et les acteurs que j’ai rencontrés m’ont encouragé et amené à faire confiance dans la possibilité de faire quelque chose ensemble, sans être trompé ou trahi.

Si tu devais choisir une personnalité avec laquelle être bloqué dans le Thalys ?

Christine Angot, je l’admire beaucoup. Bien avant le mouvement Me Too, elle a été la première à interroger les limites, à montrer la violence de l’inceste et de l’emprise. J’aimerais juste partager le silence avec elle.

Pour conclure, si tu devais donner envie au public de se rendre dans les salles pour découvrir Les Intranquilles — sortie prévue le 13 octobre en Belgique ?

Je leur dirais que j’ai essayé de faire un film pour qu’ils puissent venir se poser et vivre tranquillement toutes les émotions que ce couple, joué par Damien Bonard et Leïla Bekhti, fait exister dans cette histoire que je souhaite partager avec le public. Mais pas le public dans son sens large d’un grand nombre de personnes, mais chacun. Pour moi, le public, c’est une personne et avec particularité. J’espère surtout que ce film soit aussi différent que chaque personne qui le voit.

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