1h22 avec… Éric Toledano & Olivier Nakache

Writer // Boris Rodesch - Photography // Sébastien Van de Walle

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Les deux réalisateurs français ont séduit le box-office en 2011 avec « Intouchables ». Souvent qualifiés de cinéma social à la française, leurs films mêlent avec justesse la comédie au drame. Après s’être intéressé au handicap dans le film aux 52 millions d’entrées, ou à l’immigration dans « Samba », le duo autodidacte présente son nouveau long métrage, « Hors normes », une immersion dans l’univers des enfants avec autisme.

Venez-vous souvent à Bruxelles ?

Olivier Nakache : Quand on était jeunes, on participait à des colonies de vacances en tant qu’animateurs. Il y avait toujours des jeunes anversois et bruxellois, ça a tissé des liens très forts entre les deux pays. 

Éric Toledano : Nous venions souvent en Belgique pour voir nos amis et pour nous ressourcer.

O.N. : Pour s’isoler et pour écrire.

E.T. : L’air est plus respirable en Belgique et les Belges sont plus originaux que les Français.

O.N. : Plus inspirants aussi.

E.T. : Vous savez comment on appelle un bon acteur français ?

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Un acteur belge qui a réussi.

E.T. : Exactement (rires).

Un souvenir d’une écriture en particulier à Bruxelles ?

E.T. : Nous étions venus passer une semaine à Bruxelles pour l’écriture du scénario d’un long métrage qui ne s’est jamais réalisé. Nous avions nos petits rituels, nous allions prendre le café au Pain Quotidien au Sablon, acheter des chocolats chez Pierre Marcolini. Et nous allions aussi danser aux Jeux d’Hiver. Aujourd’hui, nous sommes toujours très heureux d’être de passage chez les Belges.

O.N. : On fait beaucoup de presse et quand on vient en Belgique, on prend du plaisir à parler avec les journalistes. Il y a quelque chose de différent et de difficilement explicable, mais les analyses sont originales et nous apportent un éclairage sur notre film qu’on ne reçoit pas nécessairement en France. Un autre regard, le film est attrapé par d’autres questions et ça nous fait du bien.

La première présentation de « Hors normes » a eu lieu en clôture du festival de Cannes au printemps dernier. L’attente avant la sortie - prévue dans les salles le 23 octobre - n’est-elle pas trop longue ?

E.T. : Cannes, dans la vie de réalisateurs comme nous, c’est de l’inattendu. Certains réalisateurs présentent leur film presque stratégiquement à une date qui leur permettra d’envisager le festival, tandis que nous, à la base, nous faisons un cinéma que nous n’avons pas honte de qualifier de populaire.

Un genre qui justement n’a pas toujours été le bienvenu à Cannes ?

E.T. : Bien sûr, même si on considère que c’est aussi un cinéma d’auteur puisque l’on raconte une histoire subjective et personnelle. Cannes, c’était un acte de naissance incroyable pour notre film. La projection était divine et l’accueil tellement chaleureux. Nous avions amené l’équipe technique, les comédiens et les non professionnels du film, c’est-à-dire les éducateurs et les enfants autistes. C’était tellement fort à vivre que cela justifiait déjà tout ce qu’on avait entrepris. Nous avons ensuite commencé la tournée et nous sommes allés à la rencontre de tous les publics bien en amont de la sortie. Et puis voilà, tous les chemins mènent à Bruxelles. 

Et les diverses réactions vous ont-elles mis en confiance ? Au-delà de Cannes, les retours sont-ils à la hauteur de vos espérances ?

E.T. : On est toujours dans le doute avec une sortie. Être en confiance, ça n’existe pas au cinéma, ce n’est pas un sentiment que vous chatouillez beaucoup. On voit le public qui semble être touché et ému, donc oui, ça nous conforte, mais la confiance… Ce n’est pas bien quand on fait du cinéma. Comme le dit Olivier, il faut avoir peur de son sujet pour être bon. Moi j’ai peur quand je fais un film sur l’encadrement des enfants autistes. Il y a tant d’écueils et de clichés, mais c’est justement parce qu’on a peur qu’on va essayer de ne pas tomber dedans.

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Malgré le succès exceptionnel d’« Intouchables », Cannes, c’est encore autre chose, vous y êtes allés avec des étoiles dans les yeux ?

E.T. : Cannes est le plus grand festival du monde. Prenez la dernière Palme d’Or, « Parasite », film coréen, pas une seule star et près de 1 million et demi d’entrées en France ! Il n’y a que Cannes qui peut mettre un tel spotlight sur un film. Au-delà de Cannes, nous avons une obsession et une névrose, c’est de ne pas être rangés dans un tiroir ou étiquetés dans une catégorie du cinéma. À chaque fois que l’on nous met dans une case qui n’est pas la nôtre, on est heureux.

Quand les gens se plaignent en disant que les comédies ne sont jamais représentées aux Césars, ou encore que les films populaires ne vont pas à Cannes… Nous sommes très heureux d’y avoir été car cela signifie que nous ne sommes pas tout à fait comme les autres et qu’on ne peut pas nous résumer à une seule dimension.

Vous êtes dans une remise en question permanente ?

O.N. : Après un projet, on se retrouve à chaque fois devant une page blanche, face à un nouveau défi, une nouvelle ambition. Que ce soit au niveau du genre de film ou du type d’acteurs, de film en film, c’est comme une remise de titre en jeu et c’est ça qui fait tout le sel de notre métier. Mais nous n’avons pas la prétention de croire que nous sommes arrivés quelque part, il nous reste du chemin à parcourir et quelques histoires à raconter. Nous sommes toujours motivés par cette envie de toucher les gens, par le rire ou par l’émotion. Et pour le coup, avec « Hors normes », on a l’impression d’aller un peu plus loin.

Ce serait quoi la rançon du succès ?

O.N. : La liberté de pouvoir faire les films que l’on a envie de réaliser.

E.T. : Le risque, après « Intouchables », était d’être paralysé et de ne plus avancer en pensant qu’on ne ferait pas mieux. Mais en vérité, ce n’était qu’un quatrième film, c’est un début de carrière et il ne faut pas y prêter attention. Nous continuons comme si rien ne s’était passé et nous suivons notre instinct dans la sincérité, mais aussi dans la liberté, et c’est ça qui change tout. Grâce au succès d’« Intouchables », si le marché nous boude, nous aurons peut-être encore droit à un tour de manège gratuit.

Si vous deviez définir votre enfance ?

E.T. : C’est la seule fois où je prendrai l’accent belge et c’est pour rendre hommage à l’une des plus grandes personnalités belges, Jacques Brel, qui, dans « L’aventure c’est l’aventure », disait à une hôtesse de l’air : « Vous êtes bien chaleureuse, Madame… ». Je dirais donc que j’ai eu une enfance chaleureuse.

O.N. : Nous aurions rêvé de tourner avec Jacques Brel. C’est un interprète, un poète, une nature, tout ce qu’on recherche. Quand on évoque Jacques Brel, il y a des fulgurances poétiques, des visions sur la vie, c’est extraordinaire. Pour revenir à votre question, j’ai eu une enfance heureuse.

E.T. : Peut-être un peu plus cafardeuse pour ma part à l’adolescence, mais je ne vais pas me plaindre car c’est ce qui a nourri mon envie d’imaginaire.

Nous connaissons votre amour pour les dialogues. Plus jeunes, vous enregistriez tous les deux les bandes-son de vos films favoris pour les réécouter en boucle.

E.T. : C’est exact, nous sommes de la génération des magnétoscopes. Nous étions tellement excités de pouvoir enfin attraper les films. J’avais trouvé un système pour brancher un enregistreur sur ma télévision afin d’enregistrer les bandes-son sur des cassettes audio. Je profitais des longs trajets en voiture pour réécouter les dialogues de mes films favoris. C’est comique car Olivier le faisait lui aussi. Nous avons alors compris que nous avions des choses à faire ensemble.

Racontez-nous votre rapport, presque religieux, à la salle de cinéma ?

O.N. : C’est un temple. On ne se lasse jamais de rentrer dans une salle de cinéma. Le fait de s’asseoir avec 200-300 personnes qu’on ne connaît pas dans le noir et de vivre des émotions ensemble, c’est sacré. Nous allons d’ailleurs souvent voir nos films.

Pour sentir les réactions ?

O.N : Quand on prétend faire une comédie, les salles vibrent. Mais avec « Hors normes », on découvre le silence. Nous avons laissé un moment silencieux à la fin du film et ce silence là nous parle et nous touche autant que les rires.

Quel est le dernier film que vous êtes allés voir au cinéma ?

O.N. : « Les Misérables », ce film nous a marqués tous les deux. J’ai aussi adoré « El Reino », un film espagnol qui m’a frappé par la mise en scène et la narration, ou comment raconter une histoire sur un scandale politique.

Vous appréciez particulièrement le cinéma italien des années 1960-1970. En quoi ces films ont-ils influencé votre œuvre ?

E.T. : Le mélange nous intéresse. Nous aimons mélanger à tous les étages d’un film. Cela peut se faire avec un type de casting. En France, on prend généralement des castings cohérents, c’est–à-dire que l’on confronte les mêmes types d’acteurs. Nous, on peut prendre un Alban Ivanov qui fait de la télévision ou du one man show, mais aussi un Vincent Macaigne qui vient d’un théâtre plus subventionné, idole de Télérama ou du Monde, et le confronter avec un Jean-Paul Rouve. Nous aimons les choses qui n’ont pas une couleur ou une saveur. Cela surprend le spectateur et c’est ce mélange-là qui nous amène une forme de réalisme. On retrouve cette mixité dans les films dont vous parlez. Ces comédies sociales italiennes étaient à la fois acerbes et cyniques. « Parfum de femmes », « Nous nous sommes tant aimés » ou « Le Fanfaron », ces films changent brutalement de registre en mêlant des scènes hilarantes et dramatiques, mais ils traduisent toujours une vraie réalité. 

Au niveau du cinéma français, « La Crise » est aussi l’une de vos références. Coline Serreau vous a-t-elle ouvert la voie en traitant un sujet grave avec humour ?

O.N. : Elle a surtout confirmé qu’il était possible de faire des comédies intelligentes, des comédies d’acteurs et de dialogues. « La Crise », c’est une suite de tableaux savoureux. Coline Serreau est comme une musicienne qui écrit une partition, un chef d’orchestre qui écrit des notes pour des acteurs. C’est jubilatoire de voir Paul, alias Vincent Lindon, se débattre avec sa mère. « Et des histoires de cul, je ne peux pas en avoir moi ? Il est marrant. »

Quelles sont justement vos répliques cultes du cinéma français ?

E.T. : Nous avons été bercés par les films du Splendid. Et puis, il y a évidemment Jean-Loup Dabadie.

O.N. : J’en ai une de Jean Rochefort pour vous : « Where is she, Marie-Ange ? » dans le film exceptionnel : « Un éléphant ça trompe énormément ». Ou quand Lucien dit : « J’aime vos seins, enfin surtout le gauche… Je vais crier et c’est vous qui serez gênée… » JLD est un énorme dialoguiste et scénariste, il fait le pont entre les films de Claude Sautet et les comédies plus populaires avec Yves Robert. C’est un maitre, une référence absolue.

Personnellement, une réplique culte est celle de Gérard Depardieu dans « Les Valseuses » : « Et on bandera quand on aura envie de bander ». Cela m’amène à parler de cet immense acteur qui a joué dans votre premier film, « Je préfère qu’on reste amis ». Racontez-nous votre rencontre ?

E.T. : Nous en parlions hier avec Carole Bouquet, qui nous a livré une anecdote magnifique. Sur le tournage de « Trop belle pour toi », ils ont perdu Depardieu pendant deux jours avant de le retrouver dans un petit village où il faisait du pain avec un type (rires.) Je lui rends hommage car s’il ne s’était pas intéressé à nous, on ne serait sans doute pas assis à côté de vous aujourd’hui. Il nous a ouvert la porte et nous avons passé 12 semaines exceptionnelles en sa compagnie.

« Hors normes », c’est un peu la synthèse de vos fondamentaux, que ce soit au niveau des thématiques, des duos d’acteurs inédits ou du casting éclectique. Est-ce votre plus beau film ?

O.N. : C’est certainement celui qui a le plus de sens par rapport à notre cinéma. C’est un engagement vis-à-vis des deux personnages principaux dans le film que l’on respecte énormément, Stéphane Benhamou et Daoud Tatou. À une époque où la société dérive vers un égocentrisme malsain, nous avions envie de nous intéresser à ceux qui sont dans l’empathie, dans l’envie d’aider les autres. 

Joseph, alias Benjamin Lesieur, est un autiste qui joue son propre rôle dans le film. À l’instar du choix de Jaco Van Dormael avec Pascal Duquenne, c’était une évidence ?

O.N. : Cela s’imposait. Notre film parle d’inclusion et de ces encadrants qui se battent tous les jours pour inclure ces jeunes dans notre société. Il était donc impensable d’écrire ce rôle sans le proposer à un jeune en situation d’autisme. 

Un mot sur le cinéma belge ?

O.N. : Il y a des pépites qui émergent à chaque fois du cinéma belge. Je me souviens de « Bullhead », c’était un vrai choc de cinéma de découvrir l’émergence d’un acteur comme Mathias Schoenaerts.

E.T. : J’aime le sens de l’absurde des Belges, «  Dikkenek », mais aussi les films des frères Dardenne. Il y a une sorte de recul en plus dans la belgitude. Il y a aussi plusieurs acteurs belges que j’aime beaucoup : Jérémie Renier, Cécile De France, Marie Gillain.

O.N. : François Damiens, il a une folie et une nature incroyables. Il peut être comique et dramatique, c’est un acteur qui nous intéresse et qui pourrait facilement trouver sa place dans notre cinéma.

Et pour conclure, si vous deviez donner l’envie au public de venir voir « Hors normes »  dans les salles ?

E.T. : Depuis le début, notre promesse est de faire en sorte que quand vous sortez de la salle, vous ne soyez pas tout à fait comme quand vous y êtes entré. Alors parfois, on veut vous faire rire, parfois vous faire pleurer, en tous cas, nous voulons vous impacter et jamais on n’essaiera d’être neutres. Venez voir « Hors normes » si vous avez envie de lâcher prise et de laisser l’émotion monter en vous avec ce sujet qui nous a touchés et que nous tenons à partager avec vous.